"Depuis son appartement parisien haut perché, Yvette Roudy veille. L’ordinateur de l’ex-ministre des Droits des femmes de François Mitterrand a beau connaître des ratés, elle surfe à 84 ans sur un Web devenu carrefour des luttes féministes. Dans les tribunes de l’Assemblée, elle a aussi suivi les débats sur la loi pénalisant les clients des prostituées. De Mitterrand, elle dit qu’il était «convaincu» qu’il fallait faire progresser les femmes en politique. Et François Hollande ? Lui «a compris», contrairement à de nombreuses femmes qui perpétuent des schémas ancestraux, déplore la rédactrice de la première loi sur l’égalité professionnelle.
Où en sont les droits des femmes en politique ?
Les hommes sont toujours aussi paniqués à l’idée de céder leur place à des femmes. C’est comme leur arracher le cœur, ils sont capables de tout pour conserver le pouvoir, mais il faut reconnaître que c’est bien parti… Il y a une nouvelle génération de députées qui fait bouger les choses. De mon temps, quand les hommes mettaient des femmes sur leurs listes, c’était plutôt leurs épouses ou leurs petites amies. Une manière de freiner les choses : placer des femmes qui ne dérangeaient rien ni personne. Des candidatures «pour témoigner», comme on disait. Et puis la loi sur la parité est arrivée, grâce au gouvernement Jospin. Mais, paradoxalement, c’est plutôt le constat d’un échec : on n’est pas arrivées toutes seules à faire cette avancée.
Il y a trente ans, vous compariez les partis politiques français aux clubs anglais du XIXe : masculins, élitistes et fermés. C’est toujours le cas ?
Non, ça a changé, mais c’est un fait : on a beaucoup de retard en France. On doit faire avec le poids des traditions des pays d’origine de notre population immigrée. Les conservateurs trouvent des soutiens chez certains hommes mais aussi chez des femmes. Le plus terrible d’ailleurs, ce sont les femmes : elles jouent un rôle crucial dans la reproduction des pratiques et des images.
Mais il est plus facile d’être une femme politique aujourd’hui ?
La politique tue, le milieu politique est le plus impitoyable qui puisse exister. Cela dit, on ne supprime plus les gens physiquement, on a dépassé Shakespeare… Aujourd’hui c’est plus facile car certaines féministes ont réussi à passer à travers les mailles du filet. Mais il y a aussi des femmes qui ne bougent pas, conditionnées par la culture. Beaucoup sont très fières de dire : «Moi, je me coule dans le moule», mais le moule est masculin, blanc et technocratique !
Il reste donc beaucoup de boulot ?
Enormément ! Quand Mitterrand m’a donné ce ministère, je me suis dit : «On va rattraper le retard et ce ministère n’aura plus lieu d’être.» Je me trompais, ne me doutant pas que c’était si ancré. C’est aux femmes de savoir dans quel camp elles sont : moi, je me bats contre le machisme, une forme de conservatisme.
Vous parlez de «parité domestiquée», le principe est dévoyé ?
Le mot parité est moins galvaudé que celui d’égalité. Il faut que les féministes sachent que, par un moyen ou un autre, les hommes tenteront de revenir sur chacune de leurs victoires. Cela peut se faire dans les textes, dans les décrets d’application ou dans la pratique. En France, on est très forts pour faire voter des textes que personne ne se préoccupe de faire appliquer.
Pour faire progresser les droits des femmes, il faudrait une présidente ?
La société y est prête ! Ce n’est pas une question de génétique mais de politique ! La question des droits des femmes n’est que politique. C’est un combat et il va être long : on se bat contre une situation installée depuis plus de deux mille ans, consolidée par des mentalités, des stéréotypes mais aussi des lois.
François Hollande est-il féministe ?
Pendant la campagne, j’ai mis les points sur les i. Je savais qu’il y avait des freins et qu’il fallait lutter. On a failli avoir un ministère de l’Egalité, mais moi je tenais à ce qu’on crée un ministère des Droits des femmes car nous sommes un pays de droits, de droits des hommes les bien nommés, comme je dis !
On dit que, sans vous, il n’y aurait pas eu de ministère de plein exercice…
C’est vrai que je n’aurais pas laissé François Hollande en paix ! Je savais que c’était une chance qui ne se présenterait pas deux fois. C’est le premier ministère transversal depuis trente ans. Hollande a compris l’importance de ce geste.
Quelles batailles reste-t-il à mener ?
Il va falloir avancer contre les violences faites aux femmes. Mais le patriarcat n’est pas mort. C’est pour ça qu’il faut former les magistrats, les policiers… Regardez Cantat, il s’en est tiré avec très peu [de prison] !
Quel regard portez-vous sur les jeunes générations de féministes ?
Ce sont nos petites-filles ! Elles se battent à leur façon. Les Femen, je ne comprends pas toujours bien, mais pourquoi pas ? Nous, après tout, quand on sortait dans la rue, les gens ne comprenaient pas plus… Les grandes manifs de femmes, ça n’existe plus. Heureusement il y a Internet. J’ai cru à un moment que la bataille allait s’arrêter mais non, le relais est là !"