Par Claire Donzel :
Oui, c’est lui qui a commencé ! Lui, c’est l’homme, l’humain masculin qui depuis toujours et en tous lieux est pétri de domination, voire de prédation. C’est vrai envers la nature, et c’est vrai aussi envers sa compagne. Nous allons essayer, à l’aide d’essais scientifiques, pour les uns anciens, pour d’autres plus contemporains voire très récents, de dégager les origines de cette domination, d’en mesurer l’étendue, d’en envisager les manifestations. Pour conclure, on se dira : et si ce n’était pas définitif ?
Celui qui a commencé, qui a mis les pieds dans le plat, en quelque sorte, c’est le sociologue Pierre BOURDIEU, intitulant carrément son ouvrage de 1998 « La domination masculine »1 ! Avant lui, déjà d’autres scientifiques et intellectuelles s’étaient penché.es sur la question, que ce soit la philosophe Simone de BEAUVOIR2 ou l’écrivaine Benoîte GROULT3pour les plus connues (mes excuses aux autres !). Dans les mêmes années 2000, l’anthropologue Françoise HERITIER4 poursuit le tableau : la domination masculine est universelle dans le temps et dans l’espace, plus ou moins symbolique, plus ou moins violente, selon des formes aussi diverses que variées mais bien réelles. Au début de ce siècle, les Etudes de genre font leur place à l’Université et ainsi, plus récemment, quelques vingt années plus tard, d’autres scientifiques tentent de percer le mystère de cette universalité de la domination masculine, d’en comprendre les origines : c’est le tour du paléoanthropologue Pascal PICQ5 d’en décrire les manifestations ; puis celui de la journaliste Mona CHOLLET6de se pencher sur les sorcières ; imaginer une masculinité qui ne serait plus viriliste mais égalitaire, c’est ce que fait l’historien Ivan JABLONKA7. C’est aussi, en quelque sorte ce que prône l’économiste Hélène PERIVIER8 en démontrant que sous des apparences de neutralité, l’économie favorise les rôles masculins et soumet à ses lecteurs une prise en compte ordinairement féminine du soin et des autres dans l’organisation sociale et économique. Il faudrait encore citer les sociologues Céline BESSIERE et Sibylle GOLLAC9 qui mettent en évidence l’alliance objective des hommes de loi et des familles pour favoriser les garçons lors des successions et les hommes lors des séparations des couples ; ou encore l’anthropologue Mélanie GOURARIER10 qui met en évidence que la recherche collective de virilité est pour ses membres, sous couvert de séduction des femmes, l’occasion de mépriser et dominer tant celles-ci que les autres hommes, ceux qui cherchent à vivre en harmonie et égalité avec elles.
Et que disent-elles, ces sommités issues de champs scientifiques divers ? Chacune est intriguée par cette domination masculine généralisée et cherche à en comprendre l’origine et la perpétuation, à en analyser les manifestations.
Il y a ceux qui, anthropologues, ethnologues ou historiens, interrogent leur discipline, remettent en cause les certitudes ou images d’Epinal concernant tant l’existence d’éventuels matriarcats que l’image de l’homme de Cro-Magnon à la chasse et sa compagne alimentant le foyer. Leurs recherches, pour être diverses, finissent par converger : d’une part, si les espèces les plus proches de l’espèce humaine maltraitent elles aussi (hormis les singes bonobos) leurs femelles, s’il arrive au mâle de tuer les petits de sa compagne issus d’une autre union, aucune espèce ne tue ses femelles. Par ailleurs, l’étude des quelques dernières tribus humaines considérées comme primitives met en évidence que n’existe ni n’a jamais existé aucune société de type matriarcal. Certes, il existe des sociétés humaines où les femmes ont quelque pouvoir, ou bien où c’est le mari qui quitte sa tribu pour intégrer celle de son épouse. Mais il n’existe aucune société où le pouvoir, la transmission du nom et celle des biens sont dévolus aux femmes. Exit le mythe d’un matriarcat antique ou exotique.
Un peu plus proche de nous dans l’Histoire est le cas des sorcières, accusées de tous les maux, martyrisées et assassinées. On peut en distinguer deux sortes : les sachantes et les révoltées. Les premières, guérisseuses, sages-femmes, connaissant les plantes ou tout simplement âgées et donc porteuses d’une certaine expérience, vont s’avérer dangereuses par le savoir qui est le leur. Danger pour un ordre patriarcal et clérical qui s’instaure dominant, le savoir en étant un des instruments ; les secondes peuvent être considérées comme les premières féministes car ce sont des femmes qui se revendiquent libres, refusent le destin inférieur qui leur est promis, l’ignorance dans laquelle elles sont tenues, … et puis le mariage.
On voit là que la première domination masculine est celle qui a trait à la liberté des femmes : celle-ci est insupportable en tant que résistance à leur soumission. Car le destin de LA femme est un destin voué à la reproduction, au service, à l’entretien et la reproduction des forces de l’homme. Assimilées à des bêtes de somme, les femmes assurent simultanément la charge reproductive et les travaux assurés également par l’homme, au champ, à l’usine, à la mine… Assurant cette double fonction, les femmes ont toujours travaillé plus que les hommes. Le modèle de la femme au foyer, oisive, est, en tant que modèle, un mythe créé par la bourgeoisie pour preuve de son accession à l’aisance matérielle.
La domination masculine, c’est ensuite, et on le voit avec l’exemple des sorcières, le maintien des femmes dans l’ignorance ; non seulement intellectuelle mais aussi, lors de leur invention, dans le non accès aux outils, qui sont réservés aux hommes. On aura beau jeu, ensuite de s’étonner ou jouer les Tartuffe, de trouver si peu de femmes créatrices ou inventrices ! Les pionnières ont été soit des filles ou compagnes d’hommes éclairés, soit se sont déguisées en homme pour étudier, agir, vivre.
Plus actuelle parce qu’enfin dénoncée est la violence exercée sur les femmes. Ne nous y trompons pas, elle a toujours existé, que ce soit à visée coercitive ou sexuelle. Ce qui se révèle au grand jour, c’est son ampleur, c’est la tolérance sociale, médiatique et judiciaire dont elle a, jusqu’à présent, bénéficié, et qui ne « passe » plus. Jusqu’à récemment encore, le harcèlement, les mains baladeuses ou les insultes pouvaient être considérés comme, certes, une atteinte à son intégrité, mais à laquelle il fallait se résigner, un peu comme un droit de cuissage de tous les êtres masculins envers tous les êtres féminins. Ce n’est désormais plus le cas, et les hommes eux-mêmes découvrent quelque peu effarés que ce que leur avait dit (ou ne leur avait pas dit) leur mère, leur compagne, leur sœur, leur fille était d’une part la vérité, d’autre part beaucoup plus généralisé qu’ils ne l’auraient pensé. Certains en sont devenus féministes, au sens où ils sont devenus des résistants actifs à un modèle de virilité qu’ils réprouvent.
Plus sournoise et donc moins visible, car quelque peu honteuse dans une société démocratique qui se prétend égalitaire, est la domination économique. Des salaires féminins en moyenne inférieurs de 27% par rapport aux salaires masculins et des retraites amputées d’1/3. C’est beaucoup, 1/3! C’est en moyenne un peu moins de 1190€ pour les unes et un peu plus de 1880€ pour les autres ! Oui, elles exercent les métiers du bas de l’échelle, les moins valorisés, les moins rémunérés ; oui, elles arrêtent ou freinent leur carrière par des congés parentaux et des temps partiels (pas forcément choisis, d’ailleurs). Mais, cela c’est au profit de qui ? Au profit de l’entretien et de la reproduction des forces de travail des hommes et l’élevage (dire éducation serait plus correct, n’est-ce pas) des enfants. C’est un travail gratuit et invisible.
Et que dire des mamans solos ? Elles sont arrivées sur le devant de la scène au moment de la crise des gilets jaunes, ces mères seules dont le nombre, au cœur des manifestants, a surpris. Lors d’un divorce, la pension alimentaire due au parent qui aura la garde de l’enfant (la mère le plus souvent), qui n’est pas une subvention pour elle mais une contribution de l’autre parent aux frais liés à l’entretien et l’éducation de l’enfant, cette pension alimentaire est fixée non pas à partir des besoins de l’enfant mais basée sur ce que le parent (le père) pourra payer sans trop dégrader son mode de vie. Il arrive que certains se rendent insolvables au moment du divorce, juste au moment du divorce, et que leur situation s’arrange ensuite. Je dis ça … j’ai rien dit ! La pension alimentaire est fixée en moyenne à 150€. Suivez-moi bien : le seuil de pauvreté est actuellement fixé à 1050€ ; un enfant comptant pour ½ unité, il nécessite donc 500€. Si chacun des parents fournit pour lui 150€, de deux choses l’une : ou bien la justice considère qu’il est normal qu’un enfant vive en-dessous du seuil de pauvreté, ou bien ce sera au parent de garde d’assurer le complément alors que, justement, ses capacités professionnelles et donc ses revenus sont probablement amputés par cette responsabilité parentale.
Mais il y a l’avenir, le « monde d’après » : celui de l’après-pandémie où les conditions de vie et de rémunération de ceux, celles surtout, qui nous auront sauvé.es du malheur ont été dénoncées ; celui d’après la prise de conscience de cette domination masculine avec les révélations de l’ampleur ignoble des prédations sexuelles ; celui où il est permis de réhabiliter l’utopie d’une société égalitaire. Si certains hommes crient à une soi-disant crise de la masculinité, d’autres pensent et appellent de leurs vœux une société de partage et d’harmonie entre les femmes et les hommes, basée sur l’égalité. Ils prônent pour ce faire une masculinité qui ne soit plus dominante, où le culte de la virilité, de la compétition, de la hiérarchie, de la rivalité ne serait plus la base de l’éducation des garçons mais où celle-ci prendrait en compte et cultiverait l’attention à l’autre.
Soyons de ceux-là !
1 Pierre BOURDIEU, La domination masculine, Ed. Seuil, 1998
2 Simone de BEAUVOIR, Le deuxième sexe, Ed. Gallimard, 1949
3 Benoîte GROULT, Ainsi soit-elle, Ed. Grasset, 1976
4 Françoise HERITIER, Masculin/Féminin II, dissoudre la hiérarchie, Ed Odile Jacob, 2002
5 Pascal PCQ, Et l’évolution créa la femme, Ed. Odile JACOB, 2020
6 Mona CHOLLET, Sorcières, la puissance invaincue des femmes, Ed. Zones, 2018
7 Ivan JABLONKA, Des hommes justes, du patriarcat aux nouvelles masculinités, Ed. Seuil, 2019
8 Hélène PERIVIER, L’économie féministe, Ed. Presses de Sciences Po, 2020
9 Céline BESSIERE et Sibylle GOLLAC, Le genre du capital, Ed. La Découverte, 2020
10 Mélanie GOURARIER, Alpha même, séduire les femmes pour s’apprécier entre hommes, Ed. Seuil, 2017