« Libération de la parole des femmes : oui, mais pas trop fort… »

Octobre 2017, un mot-dièse fait son apparition sur le réseau Twitter France : #BalanceTonPorc, lancé par la journaliste Sandra Muller, suivi par un #MeToo de l’autre côté de l’Atlantique initié par l’actrice américaine Alyssa Milano. Derrière ces millions de tweets qui déferlent dans tout l’Occident, des centaines de milliers de femmes qui osent décrire les viols, les agressions sexuelles, le harcèlement qu’elles ont subi en silence pendant parfois des années. À cette libération de la parole, la première réaction d’une partie des hommes a été de dire : « Not all men ! » (pas tous les hommes ! ), « Moi je n’ai rien fait ! » ou encore le fameux : « Twitter n’est pas un tribunal judiciaire ». Osez parler Mesdames, mais pas trop fort

Cette libération de parole a suscité un engouement tel qu’elle s’est d’ailleurs retranscrite dans les commissariats de police. Le nombre de plaintes pour agressions sexuelles ou harcèlement sexuel a bondi de 20 à 30% dans la capitale, et ce pendant plusieurs mois. #MeToo n’aura donc pas été un « tribunal médiatique » comme se plaisent à le dire les contempteurs du féminisme, mais contribua en effet à véritablement libérer la parole des femmes. Après la « défaite » idéologique en rase campagne des mâles qui n’aiment pas entendre les femmes dire la vérité, une petite musique s’est alors fait entendre : « D’accord pour la libération de la parole, mais allez porter plainte plutôt que de mettre des hommes au pilori médiatique » affirment-ils. Mais ils omettent d’ajouter que près de neuf plaintes sur dix finissent classées sans suite ! Les campagnes #MeToo et #BalanceTonPorc prennent donc toute leur place dans ce déficit de justice, à la fois pour indiquer aux femmes qu’elles ne doivent pas craindre de dénoncer les coupables, mais aussi pour mettre en avant les défaillances des institutions face au harcèlement sexuel et moral. Marie Allibert, porte-parole d’Osez le féminisme !, ne disait pas autre chose en 2017 : « Ce qu’il [le succès du hashtag] montre aussi, c’est l’incapacité de la police et de la justice à prendre en charge ces cas-là. Si les femmes pouvaient porter plainte simplement, sans que ce soit traumatisant pour elles, elles le feraient. Mais si elles n’arrivent pas à le faire et qu’elles préfèrent parler sur Twitter, c’est parce que c’est très, très dur encore aujourd’hui de porter plainte[1] ». Un sondage Ipsos de 2019[2] montre d’ailleurs que 83% des Français et des Françaises jugent « positive » la libération de la parole des femmes, victimes de violences sexuelles, et leur capacité à porter plainte. 

Près de cinq ans après un mouvement de libération de la parole inédit, alors que durant les décennies précédentes le mouvement féministe faisait face à des obstacles politico-médiatiques imposants, une nouvelle ère semble être en marche. Avec l’écologie, le féminisme est l’un des deux enjeux prioritaires pour les jeunes générations. Les hommes des nouvelles générations ont incorporé des mœurs bien plus égalitaires que les générations précédentes. Naïvement, on pouvait espérer que la bataille culturelle était dorénavant gagnée. C’était sans compter sur la contre-attaque masculiniste, laquelle allait reprendre les arguments utilisés cinq ans auparavant contre le mouvement #MeToo. Un véritable backlash est apparu contre les femmes qui osaient prendre la parole. Un des arguments mis en avant est la prétendue « spécificité française » de la « galanterie », laquelle excuserait les gestes « déplacés » ou les comportements « inappropriés ». Si un homme s’est rendu coupable d’une main aux fesses, c’est de la « galanterie ». Si un homme profère un verbiage scabreux à l’oreille d’une femme qui n’a rien demandé, c’est de la « galanterie ». Si un homme harcèle une femme par message, c’est encore bien évidemment de la « galanterie ». Lors de notre 27è Université d’automne, en 2019, l’historienne Laure Murat, interrogée sur la question du backlash consécutif à #MeeToo, disait ceci : « En France, je dirais qu’il y a eu non pas réactivité, mais réaction, c’est-à-dire un mouvement crispé et défensif par rapport à toutes ces questions ». Et d’ajouter, au sujet de la galanterie française, qu’elle est « un mythe commode pour faire écran à un système de domination des hommes sur les femmes » (cf (p. 19 à de nos Actes). La « galanterie » est un paravent et une justification de la domination masculine. 

L’un des arguments développés par les contempteurs de #MeToo se trouve être la présomption d’innocence. Disons-le une bonne fois pour toutes, elle est nécessaire au bon fonctionnement de la justice. Mais une fois que l’on a dit cela, on n’a encore rien dit. La présomption d’innocence ne met pas un terme à la réflexion, elle n’en est au contraire que le point de départ. Et pourquoi ne pas aussi évoquer en contrepoint la présomption de crédibilité. Comme dit précédemment, la police et la justice sont pour partie défaillantes dans l’accueil et le jugement des agressions sexuelles, d’une part en raison de dysfonctionnements systémiques dans ces institutions, d’autre part parce que la charge de la preuve est très difficile à fournir dans ce domaine. Dès lors, il faut déplacer le regard du judiciaire vers les corps sociaux. Une direction, une entreprise ou un parti politique au fait d’agissements immondes  de la part de ses membres, agissements connus, n’est pas obligé d’attendre le jugement de la justice pour agir. D’autant plus qu’en France, plus que dans les autres pays occidentaux, les longueurs des procès tendent à désespérer les victimesPrenons le cas Patrick Poivre d’Arvor qui s’inscrit dans le mouvement #MeeTooMedia. L’émission de Médiapart du 9 mai 2022[3], laquelle donne la parole pendant deux heures trente à vingt femmes victimes de l’ancien présentateur, est à ce titre éclairante. Patrick Poivre d’Arvor est présumé innocent, mais d’après ces femmes : « Tout le monde savait ». Tout le monde savait que PPDA avait des comportements odieux auprès de ses jeunes collègues féminines. Tout le monde savait que des dizaines de femmes avaient au cours des années été victimes de violences sexuelles et sexistes de la part du présentateur du 20h[4]. Et pourtant, l’un des arguments avancés par les différentes directions, outre le sempiternel « c’est la galanterie française », consistait justement à dire qu’aucune enquête judiciaire n’entérinait officiellement sa réputation de prédateur sexuel. Dans cette affaire on constate les effets de la libération de la parole des femmes. En février 2021, l’écrivaine Florence Porcel dépose courageusement une plainte pour viols contre PPDA. Cette accusation rendue publique, d’autres femmes prennent petit à petit la parole pour dénoncer les exactions ignobles dont, elles aussi, ont été victimes. Grâce à ces témoignages, PPDA n’est actuellement plus présentateur d’aucune émission : là où la justice doit toujours suivre son cours, la libération de la parole permet a minima de mettre les dirigeants face à leur responsabilité. 

Autre attitude récurrente des masculinistes, l’abjecte hypocrisie vis-à-vis des violences sexuelles. En France, tout le monde est d’accord pour dire qu’un homme qui viole une inconnue dans une ruelle sombre est infâme. C’est d’ailleurs la représentation courante du viol dans l’imaginaire collectif : 51% des Français pensent que l’espace public est le lieu où une personne risque le plus d’être violée. Mais la réalité du viol ou des violences sexuelles ne se limite évidemment pas à cette image caricaturale. Elle fait fi notamment des violences familiales ou conjugales. Rappelons que dans 91% des cas d’agressions sexuelles, l’agresseur est connu de la victime ; dans 47% des cas, c’est le conjoint ou l’ex conjoint qui est coupable[5]. Les masculinistes sont prompts, dès lors qu’un viol ne correspond pas à l’image caricaturale présentée ci-dessus, à euphémiser les violences voire à les excuser. Qui n’a jamais entendu, à un repas de famille ou lors d’un verre avec des amis, des hommes dire que : « Ce n’est pas un viol » lorsqu’un homme force sa conjointe à avoir un rapport sexuel avec lui ? N’est-ce pas une réminiscence du vieux « devoir conjugal » toujours présent dans l’imaginaire collectif ? Le sondage de février 2019 d’Ipsos précédemment cité est à ce titre édifiant. L’on y apprend que 16% des interrogés considèrent qu’une femme ayant eu une attitude provocante en public « est en partie responsable de son viol ». Si une femme flirte avec un homme mais ne veut pas avoir de relations sexuelles avec lui, 27% estiment que la responsabilité du violeur est atténuée et 13% voient la femme comme en partie responsable du viol. L’affaire du viol d’une touriste canadienne par des policiers du 36 illustre cette hypocrisie. La défense des deux policiers mérite d’être connue. Leurs avocats ont contesté la « crédibilité » d’Emily Spanton, la touriste canadienne. Me Pascal Garbarini a notamment expliqué qu’elle « a été diagnostiquée « borderline » par un expert, ça veut dire qu’elle est d’humeur changeante ». Par « humeur changeante », l’avocat signifie qu’Emily Spanton ayant eu une relation sexuelle avec un touriste américain en arrivant à Paris, elle était a priori « ouverte ». Sous-entendu, une femme qui a une vie sexuelle libre ne doit pas s’étonner d’être ensuite forcée par des hommes. Il n’est pas nécessaire de commenter plus en avant cette défense d’un autre âge. 

Au XXIe siècle on en trouve encore certains pour défendre des hommes non pas accusés, mais condamnés pour violences conjugales. Sont trouvées à ces hommes des circonstances atténuantes : on s’imagine qu’un individu l’a fait une fois, mais que bien évidemment il ne recommencera pas – et pourtant s’il l’a fait une fois, pourquoi ne recommencerait-il pas ? Le cas récent du candidat aux législatives Jérôme Peyrat est à ce titre exemplaire. Le mercredi 18 mai, le délégué général de Renaissance (ex LREM) Stanislas Guerini s’est fendu à la télévision d’une défense honteuse de Jérôme Peyrat. Ce dernier était investi comme candidat Renaissance aux élections législatives, alors qu’il avait été condamné pour violences conjugales. Face à une polémique qui enflait, Stanislas Guerini a justifié cette investiture en arguant que la compagne de Jérôme Peyrat avait « elle aussi, été condamnée dans cette même affaire ». En quoi est-ce un argument ? Pire encore, alors que les violences conjugales avaient occasionné quatorze jours d’ITT pour la femme de Jérôme Peyrat, le délégué général de Renaissance a considéré qu’il était « un honnête homme, je ne le crois pas capable de violence sur les femmes ». Un homme condamné pour violence sur une femme n’est donc, selon ses dires, pas capable de violence sur les femmes. Résumons à grands traits la pensée de ces hommes et de ces femmes se targuant d’être progressistes : la libération de la parole est importante, mais la « galanterie », autre nom de la tradition patriarcale, impose la légitimation de certaines pratiques ; les femmes ont le droit de dénoncer les violences qu’elles ont subies, mais il ne faut pas le dire publiquement puisque cela risque de détruire la vie des hommes ; les femmes ont le droit de se dire victimes de violences sexuelles, mais au fond elles l’ont un peu mérité ; les femmes ont le droit de porter plainte pour violences conjugales, mais les hommes coupables de violences ne sont pas si mauvais que cela. En définitive, Mesdames, soyez libres… de parler, oui mais pas trop fort ou de garder le silence.

Milan SEN


[1] #Balancetonporc montre « l’incapacité de la police et de la justice à prendre en charge ces témoignages » » [archive], sur europe1.fr, 16 octobre 2017.

[2] Sondage Ipsos, Les Français et les représentations sur le viol, Février 2019, https://www.memoiretraumatique.org/assets/files/v1/campagne2019/2019-Resultats-Enquete-Ipsos-Les-Francais-et-les-representations-sur-le-viol.pdf. Les chiffres suivants proviennent, sauf mention contraire, de ce sondage. 

[3] https://www.mediapart.fr/journal/france/090522/notre-emission-speciale-ppda-20-femmes-prennent-la-parole

[4] « Affaire PPDA : « Tout un milieu savait, tout un milieu le protégeait » – Par La rédaction | Arrêt sur images » [archive], sur www.arretsurimages.net (consulté le 17 mai 2022).

[5] Enquêtes « Cadre de vie et sécurité » – INSEE – ONDRP – SSMSI – 2012-2019.

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